Ouverture : Perspectives pour l’Aïkido moderne


L’Aïkido a bien survécu au retrait progressif, puis à la disparition de son Fondateur. Malgré les divergences pédagogique, l’éloignement géographique et temporel, il n’y a qu’un Aïkido, et tout le monde s’accorde sur le sens général de la pratique. Néanmoins, la période qui s’ouvre est particulièrement critique pour l’avenir de cet art martial. Dans les années qui viennent, la génération des élèves directs de O’Senseï vont se retirer à leur tour. Ils vont ainsi laisser un vide qui devra être rempli par des experts sélectionnés sur la seule base de leur légitimité technique.

Cet éloignement du moment et du lieu de sa fondation ne se marque pas que dans les hommes, mais aussi dans la conception de la pratique. Largement issu des valeurs de l’Asie en général et de Japon en particulier, l’Aïkido doit, au Japon même, trouver sa place dans une société dominée par l’individu, la compétition et les loisirs.

il ne serait pas absurde de considérer ces deux difficultés comme des menaces, ou à tout le moins des problèmes. Je préfère les considérer comme des défis dont l’issue va conditionner l’existence de l’Aïkido dans l’avenir.

Vers une nouvelle génération

Les élèves directs du Fondateur sont en train de disparaître petit à petit. Il ne se passe pas une année sans que nous apprenions le décès de l’une de ces figures éminentes qui, pour le pratiquant récent que je suis, ont formé mes professeurs et font figure de personnages historiques. C’est une triste réalité, mais il faut la regarder en face pour se poser la question cruciale de la relève. Car ce ne sont pas seulement des enseignants qui disparaissent, mais de maîtres, des personnalités qui avaient et ont encore la préscéance dans les débats sur le sens à donner à la pratique et sur la façon d’enseigner l’Aïkido. Cette prérogative, ils la tirent d’une double source. D’une part, leur légitimité technique, due à leur ancienneté dans la pratique, est peu discutable, même s’ils n’ont pas tous été témoins des mêmes étapes du développement de l’Aïkido. J’espère avoir montré dans la partie précédente que cette diversité constituait une précieuse richesse. D’autre part, leur légitimité technique s’appuie sur une légitimité que je qualifierait d’historique: ils ont, et eux seuls, la possibilité d’appuyer leur compréhension de l’Aïkido sur les explications que leur a fournies le Fondateur. En un sens fort, ils parlent en son nom. La conjugaisont de ces deux légitimités leur confère ce statut si particulier.

Leurs successeurs potentiels, les sixième dan d’aujourd’hui, ne disposent pas de cette légitimité historique: elle ne se transmet pas d’une génération à l’autre, elle est l’apanage de la première. Leur autorité, car ils vont être appelés à exercer une autorité pour maintenir l’Aïkido uni, ne pourra donc s’appuyer que sur la compétence technique. Je dois bien dire que la perspective d’une lutte, certes courtoise, mais d’une lutte pour de tels postes d’éminence ne me plaît guère. Serait-il possible d’en faire l’économie ? J’en doute: l’organisation de l’Aïkido montre bien comment le mélange des affinités personnelles et de la politique est explosif. Cependant, il pourrait sortir quelque chose de bon de cette lutte. En effet, puisque la prééminence ne reviendra pas automatiquement à quelques happy few, on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’une des conséquences de cette lutte soit un bouillonnement d’idées sur les origines, le sens et la façon d’enseigner l’Aïkido. En particulier, ce débat pourrait souligner l’apport que peuvent fournir les réflexions de pratiquants occidentaux.

Qu’ont-ils à apporter à un art martial fondé dans la culture asiatique ?
Précisément ce qui n’appartient pas à la culture asiatique, leur
connaissance des enjeux de la culture occidentale auxquels l’Aïkido est
confronté, même au Japon. En particulier, ils ont sans doute plus
l’expérience de la confrontation avec l’idée que l’Aïkido serait un simple
loisir. Pour les Japonais, la notion d’art martial est une référence
culturelle proche. Les professeurs occidentaux ont, inlassablement, à
l’expliquer et à l’enseigner. Plus que leurs collègues japonais, ils sont
soumis à la concurrence d’art martiaux revendiquant d’abord leur
efficacité ou leur prestige: le Japon n’est pas le seul à exporter des
techniques de combat.

Mais je pense que le débat va surtout se jouer sur la définition à
donner de l’Aïkido. Faut-il tâcher de le conserver tel que l’a légué
O’Senseï, ou faut-il le penser comme une oeuvre en mouvement, que ses
successeurs reprennent et perfectionnent à la lumière des nécessités du
moment ? Les deux approches ont leurs risques. Celui de la première est de
laisser l’Aïkido se figer, et de se réfugier dans une recherche de pureté
qui n’est souvent qu’une excuse pour un élitisme frileux. Le risque de la
seconde est l’éparpillement de l’héritage, une corruption de l’Aïkido qui,
rendu plus vulnérable à la tentation des sports et loisirs, y perdrait son
unité, et son sens. Un solution en demi-teinte est sans doute préférable,
mais difficile à définir. Il me semble qu’il est un point sur lequel on
peut être du conservatisme le plus intransigeant, ce sont les valeurs
fondamentales de l’Aïkido: maîtrise de soi, respect, recherche d’harmonie avec
l’autre, non-violence, recherche active de la paix dans un chemin à la fois
individuel et collectif. Il est heureux que ce point soit sans doute
consensuel. Pour le reste, je pense que la deuxième solution est la
meilleure, et qu’on peut même aller très loin en ce sens. Tout au cours de
sa vie, Morihei Ueshiba a fait évoluer l’Aïkido. Jamais il ne s’est arrêté,
estimant son travail accompli. Qui plus est, il a accepté de voir ses
élèves partir en sachant qu’ils développeraient chacun leur propre vision
de l’Aïkido. Cette attitude du Fondateur accrédite l’idée que l’Aïkido est
voué à évoluer, et qu’il est bon qu’il en existe de multiples reflets,
selon la personnalité de chacun. Cette approche est également plus
réaliste. Elle correspond à la dissémination mondiale de l’Aïkido, et au
travail entrepris par les Doshus.

Mais ce n’est pas une voie facile: chacune des figures éminentes a alors
le devoir de rester modeste, d’avoir conscience qu’elle n’exprime qu’une
facette de l’Aïkido. Ce qui est très difficile quand on est amené à juger
des propgrès d’autrui. En d’autres termes, il faudra que d’experts qu’ils
sont, ils deviennent des maîtres, capables comme le fut Me Kano d’envoyer
ses meilleurs élèves étudier chez un autre.

Un art martial adapté au monde post-moderne ?

Jusqu’ici, je ne me suis pas posé la question de savoir pourquoi pratiquer
l’Aïkido. J’ai supposé que je m’adressais soit s des pratiquants, soit à
des amateurs d’arts martiaux. Pourtant, cette question vaut la peine d’être
posée. En fait, c’est même la seules question essentielle, donc découle
tout ce que j’ai pu dire plus haut. Posons-là donc le plus brutalement
possible: à quoi sert la pratique de l’Aïkido ?

Pierre Chassang, dans Dis-nous ce que tu sais, pose assez
clairement ce problème. Il est peut utile, souligne-t-il, de faire de
l’Aïkido dans un but de self-défense. Mises à part un certain
nombres de professions, la probabilité d’appliquer l’Aïkido à bon escient
pour se défendre est assez faible, et l’Aïkido présuppose que l’adversaire
sait suivre les contraintes qu’on lui impose, c’est-à-dire qu’il est
lui-même un pratiquant d’arts martiaux, ce qui est rarement le cas dans les
échauffourrés de rue. Autant pour la self-défense, donc, pour la
raison fondamentale que nous vivons des temps de paix et d’ordre

Est-ce donc une manière «intelligente» de faire du sport ? Encore une
fois, P. Chassang combat cette idée, en distinguant la pratique de l’Aïkido
de celle du «budo sportif». Pourquoi, en effet, aller transpirer dans des
gymnases quand on peut obtenir un résultat similaire, et esthétiquement
plus proches des canons actuels, dans une salle de gymnastique ou de
musculation ? Quitte à transpirer «intelligent», autant faire du vélo pour
voir du pays, ou faire de la danse.

Pourquoi alors pratiquer l’Aïkido ? Interrogeons d’abord les débutants sur
les raisons qui les ont poussés à choisir cette discipline. Je suis frappé
du nombre de ceux qui ont été attirés par l’aspect esthétique de la
pratique. Cette idée d’un esthétisme particulier à l’Aïkido exprime selon
moi une perception intuitive par le débutant de la logique d’harmonie de
l’Aïkido. Associer l’Aïkido à la danse en énerve plus d’un, mais pourquoi
ne pas creuser cette association ? Cherchons à l’expliquer: contrairement à
la plupart des sports, en particulier des sports de combat, l’Aïkido est le
lieu d’une coopération, pas d’une confrontation. La résultante extérieure
de cette différence fondamentale, c’est précisément l’aspect esthétique de
l’Aïkido. Or, la danse est la plus connue des activités physiques
coopératives. D’où le parallèle, qui de faux devient éclairant. La force
propre à l’Aïkido, c’est cette rupture fondamentale par rapport à une
société où la compétition constitue le mode de sélection le plus
consensuel, et où toutes les activités se pensent en termes de
confrontation.

Quelle est la signification de ceci dans la pratique ? Dans le dojo, chacun
à pour devoir d’aider les autres à progresser. C’est un processus où le progrès
individuel profite à tous. Ce n’est pas révolutionnaire, me
direz-vous. Pourtant, si. Depuis Adam Smith et sa «main invisible»,
l’organisation de la société s’est pensée en Occident comme une manière de
faire que des individus supposés égoïstes concourent sans le vouloir au
bien commun. De là découle le primat de la compétition sur la coopération,
la valorisation de la performance individuelle et de l’efficacité. La
pratique de l’Aïkido impose une prise de conscience de ce type: dans le
déroulement de ma progression, je suis mis en face des conséquences de
celle-ci sur tous les membres du club.

Plus profondément, cette interrogation sur l’utilité et les motivations
de la pratique débouche que l’intérêt de l’Aïkido tient essentiellement
dans les valeurs qui le fondent, que l’on résume souvent, pour des raisons
de clarté comme étant la non-violence et le respect. Par l’exposé qui
précède, j’espère avoir montré que ces valeurs de l’Aïkido, son message et
son apport propre tant à l’histoire des arts martiaux qu’à la culture de
l’humanité, est plus complexe et plus profonde. Elles s’enracinent
effectivement dans une tradition très ancienne, celle de l’Asie Taoïste et
Bouddhiste, du Japon Shinto, mais remodelée par l’ouverture à la culture
Occidentale et par les bouleversements du siècle passé.

Que dire alors de l’Aïkido à venir ? Toute prophétie est
hasardeuse. J’ai dit qu’il était sans doute voué à évoluer à la mesure de
son internationalisation. Mais il est fondamental que le coeur de ses
valeurs soit préservé. Nous avons en effet tous vu que le programme fixé
par le Fondateur pour son art est loin, très loin d’être réalisé. Tâchons
donc de le faire dans la pratique, et en conscience.


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