Comment adapter l’action publique à la psychologie humaine ? – Intervention à l’ENPC


Les responsables du Mastère spécialisé « Politiques et action publiques pour le développement durable » (MS PAPDD) et de la Formation des Architectes Urbanistes de l’État (FAUE) à l’École nationale des Ponts et Chaussées m’ont invité à intervenir le 14 septembre 2022 dans le cadre des semaines inaugurales de la formation des futurs Ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts. L’intervention avait deux parties. J’étais en charge de la première, et Mathilde Mus de la seconde. Voici le texte de ma partie. Comme pour la précédente, le texte ne comprend pas de référencement bibliographique fin, car il renvoie à Homo Sapiens dans la cité.

Introduction

Vous voici arrivés à mi-chemin de cette deuxième semaine consacrée à la manière dont les sciences sociales viennent informer l’action publique. J’attire dès maintenant votre attention sur un point : dans d’autres pays, cette semaine se présenterait sous un format assez nettement différent. En Allemagne, aux États-Unis ou en Europe du Nord, l’accès aux fonctions d’encadrement dans les administrations, y compris dans des rôles techniques comme les vôtres, se fait à l’issue d’un cursus universitaire, le plus souvent une thèse de doctorat, donc une expérience de recherche, en poche.

Une anecdote : il y a quelques années, je travaillais à la direction des risques de la Société Générale. Je me suis rendu à un séminaire interbancaire chez Deutsche Bank avec mon n°2, un X-ENSAE. Assez rapidement, il est apparu que nos interlocuteurs s’adressaient en priorité à moi plutôt qu’à lui. La raison ? Mon titre de docteur, qui les laissait supposer mon chef, non-docteur, n’était pas nécessairement assez compétent pour comprendre les aspects techniques.

Cela pour dire qu’en France, le système des grandes écoles conduit à des cursus de formation moins marqués par la recherche, même si des établissements, comme ici l’ENPC, s’y sont largement ouverts, y compris dans des disciplines qui ne faisaient initialement pas partie de leur cœur de compétences. Faire échanger les mondes de la recherche et des administrations est donc plus difficile en France. Vous aurez souvent dans vos futur postes à aller chercher de la compétence dans un monde universitaire dont vos équipes connaîtront mal l’organisation. C’est pourquoi je trouve particulièrement bienvenue cette semaine inaugurale, et que je suis très honoré que nous puissions y apporter une petite contribution.

Qui suis-je, au fait ? Je suis moi aussi un produit des grandes écoles, puisque je suis passé par l’École normale supérieure avant de faire une thèse d’économie à ce qui est aujourd’hui l’École d’économie de Paris. Après un passage par la banque, je suis revenu dans l’orbite académique au Centre pour la recherche économique et ses applications. Il s’agit d’une association financée par le Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Rrecherche et de l’Innovation, et hébergée par l’École normale supérieure. Elle a pour objectif de servir de courroie de transmission entre les administrations publiques et la recherche en sciences sociales, à commencer par l’économie. Il s’agit ainsi de faire connaître aux administrations les avancées de la recherche, pour mieux conduire l’action publique, et de transmettre aux chercheuses et chercheurs les questions que se posent les administrations.

C’est ici qu’arrivent les sciences cognitives. Certains domaines que vous avez abordés depuis le début de la semaine ont longtemps eu partie liée à des besoins administratifs et politiques : une compréhension du territoire pour les campagnes militaires, la démographie pour savoir combien de soldats on pourra aligner, l’économie pour savoir comment on pourra les équiper. Les sciences cognitives sont par de nombreux aspects beaucoup plus jeunes. De quoi s’agit-il d’ailleurs ? Essentiellement, la notion a émergé dans les années 1950 lorsqu’on s’est mis à appliquer la méthode scientifique, expérimentale, à la compréhension du fonctionnement de l’esprit et des comportements humains. Auparavant, les disciplines comme la linguistique, l’anthropologie, la sociologie ou la psychologie qui étudiaient ces domaines reposaient principalement sur des approches descriptives de ces phénomènes, qu’elles soient qualitatives ou quantitatives. Ce n’est toutefois que ces vingt dernières années que les résultats de ce champ de recherche ont vraiment investi l’action publique, largement grâce à une génération de grands vulgarisateurs, comme Daniel Kahneman, et surtout Richard Thaler et Cass Sunstein. Leur ouvrage Nudge en est venu à représenter les espoirs et les peurs de ce que peuvent faire ces outils entre les mains des administrations.

Notre propos aujourd’hui, à Mathilde et à moi, est d’aller au-delà de cet arbre du nudge pour vous donner un aperçu de la forêt qu’il y a derrière, c’est-à-dire une vue générale de ce que les sciences comportementales peuvent (ou non) apporter à l’action publique (mon rôle), puis une vue plus précise de ce qui ce fait aujourd’hui comme recherche dans les laboratoires de sciences cognitives sur les enjeux du changement climatique (et je laisserai alors la parole à la spécialiste).

On utilise toujours un modèle

Comme point de départ de mon propos, je voudrais souligner que toute action publique suppose un modèle du comportement humain. Penser que les personnes concernées ne vont pas changer de comportement quand vous mettez en place une action constitue déjà un modèle – le plus souvent trivialement faux. Heureusement, puisque bien souvent, c’est précisément un changement de comportement que vise l’action publique : on ne met pas des dos d’âne sur une route juste pour que les enfants y décollent en vélo.

La question que les sciences cognitives posent au concepteur de l’action publique est alors : « Quel modèle du comportement humain utilisez-vous pour construire votre action ? ».

La référence de base

Bien souvent, on se rend compte que les agents publics ont en tête un modèle implicite, croisement de deux cousins. Le premier de ces personnages est le citoyen informé et responsable, le bon père de famille des contrats d’assurance. Issue de la pensée juridique des Lumières, cet individu connaît ses droits, ses devoirs, et mène prudemment sa vie. Il correspond à un idéal de personne raisonnable et de bon sens, à même d’accueillir l’action publique, et de la décider de manière appropriée au travers de son vote. Le second de ces personnages est l’homo economicus. Brique de base d’une partie de la modélisation économique, il est lui aussi parfaitement informé, et se comporte en maximisateur rationnel de sa fonction-objectif. Pour les économistes comme d’ailleurs les sciences cognitives, il s’agit au sens plein d’un modèle : une version outrageusement simplifiée de l’humain, qui a l’avantage de de mettre en évidences les circonstances et directions dans lesquelles le comportement humain effectif s’écarte de cette rationalité absolue, ou de permettre de construire des modèles formels de réaction à une situation d’allocation de ressources rares (l’économie).

Je pourrais dire que les problèmes commencent quand on se limite à ces deux visions. Mais en fait, ils commencent bien avant.

Du risque de sous-estimer la rationalité

Trop souvent en effet, on ne se soucie pas vraiment d’expliciter le modèle de comportement qu’on va utiliser. On se pose la question « Comment vont réagir les gens ? », avant d’y répondre sur la base des avis et préjugés des personnes présentes. Cela peut conduire à des échecs assez spectaculaires ou à des paradoxes apparents.

Un exemple de ces phénomènes est l’effet Cobra. Il doit son nom à une décision prise par les autorités coloniales britanniques en Inde, à Dehli. La ville souffrait alors de la présence d’un grand nombre de cobras dans les rues. Pour faire face à ce fléau, les autorités proposèrent une prime pour chaque cobra mort qu’on leur apporterait. Au bout de quelques semaines, les fonctionnaires britanniques constatèrent que malgré le nombre croissant de cobras que la population leur apportait, le nombre de cobras dans les rues ne diminuait pas. Ils se rendirent alors compte que des Indiens entreprenants avaient monté des élevages de cobras, leur permettant de toucher la prime de manière plus régulière et moins risquée que de partir à la chasse au cobra en ville. Ils mirent alors fin à la prime, ce qui fit que les éleveurs relâchèrent leurs cobras d’élevage, désormais sans valeur – cobras qui sont venus s’ajouter à ceux déjà présents dans les rues. Cette histoire est ainsi devenue l’emblème de comment une politique publique peut conduire à des effets opposés à ses objectifs lorsqu’elle n’anticipe pas les réactions – ici celles d’un homo economicus rationnel – des personnes à qui elle s’adresse.

On aime beaucoup en France cette histoire. Elle a au moins le mérite de se moquer des Anglais. Le hic, c’est qu’elle n’est documentée dans aucune des archives de l’administration britannique. En revanche, il est clairement établi qu’il est arrivé la même chose en 1902 aux autorités coloniales françaises de Hanoï. Celles-ci avaient installé dans le quartier français un tout nouveau système d’égouts, qui devait en faire la vitrine des avancées de la civilisation. Les rats ont rapidement colonisé cet environnement, idéal pour eux, au point de pulluler dans le quartier. Faisant par ailleurs face à des grèves des employés locaux chargés de la dératisation, les autorités décidèrent d’« ubériser » les choses en proposant une prime d’un centime par queue de rat apportée. On vit rapidement fleurir les élevages, et courir dans les rues des rats sans queue. Ce qui est moins drôle, c’est qu’une épidémie de peste, propagée par les rats, sévissait dans le même temps.

Il ne vous aura certainement pas échappé que dans les deux cas, cette dramatique sous-évaluation de la rationalité économique des individus survient dans des dispositifs coloniaux : il s’agit de primes qui, du fait de leur faible montants, s’adressaient aux populations colonisées. Ce n’est très probablement pas un hasard que les administrateurs ne soient pas allées jusqu’au bout du « comment vont-ils réagir ? ».

Un autre exemple que vous connaissez peut-être est le paradoxe de Braess. Il désigne les situations où en ajoutant une liaison à un réseau routier, on dégrade la performance du réseau. Aujourd’hui, pour aller à Paris de la Porte d’Orléans à la Porte de la Chapelle en voiture, vous pouvez passer indifféremment par le périphérique intérieur (et l’ouest) ou par le périphérique extérieur (est). Imaginons (c’est un projet des années 1970) que vous fassiez une pénétrante à 2×2 voies qui traverse Paris directement d’une de ces portes à une autre. Pour chaque automobiliste, c’est alors le chemin naturel, qui se retrouve immédiatement engorgé (si vous avez fait de la théorie des jeux, vous aurez reconnu un dilemme du prisonnier). Inversement, on observe des cas où la fermeture d’une voie, comme la 42e rue à New York, réduit la congestion.

En d’autres termes, un premier pas dans la conception des politiques publiques est de supposer a minima que les personnes vont réagir rationnellement aux nouvelles incitations créées par votre action.

Accéder à la rationalité

C’est en pratique plus compliqué que cela en a l’air. Certes, la rationalité est universelle. En revanche, on a souvent une idée très imparfaite de l’ensemble des contraintes qui s’impose aux individus. Cette ignorance nous conduit à croire à tort que des comportement que nous ne comprenons pas ne sont pas rationnels. On trouve là aussi une source d’échecs de l’action publique.

Un bon exemple de ce cette situation est la psychologie de la pauvreté. Un marronnier du sujet est de déplorer les mères qui emplissent, dès que les aides arrivent, des chariots de pâtes, conserves, biscuits sucrés et plats préparés. Faut-il qu’elles ne sachent pas gérer un budget pour ne pas se rendre compte que ce serait moins cher et surtout bien meilleur pour la santé de leurs enfants d’acheter en plus petite quantité des aliments frais et de les préparer ? De là des campagnes de sensibilisation du type « Les fruits et légumes frais, sains et légers dans votre budget ». Les enquêtes sociologiques montrent qu’elles le savent très bien. Leur contrainte est que tout argent conservé sous forme liquide ou sur un compte peut disparaître d’un moment à l’autre : conjoint, proche qui va en avoir besoin, recouvrement imprévu par un organisme ou un autre, etc. Pour elles, garder de l’argent pour acheter plus tard des aliments, c’est prendre le risque de ne rien avoir à manger. Même s’ils sont plus chers et nutritionnellement moins bons, les aliments qu’elles achètent ont l’immense mérite de se conserver longtemps – une assurance parfaitement rationnelle que leurs enfants n’auront au moins pas trop faim.

Ce cas illustre à mon sens particulièrement bien pourquoi une compréhension fine, ici sociologique, des publics visés par l’action publique constitue un prérequis incontournable.

Quand la fiction rationnelle ne suffit plus

Au-delà de ce cas, nous sommes tous confrontés à des situations où l’explication purement rationnelle ne suffit plus, où nous observons des comportements qui s’écartent, régulièrement et durablement, ce que que voudrait le modèle de l’homo economicus. C’est ici que les sciences cognitives entrent en jeu, pour identifier ces décalages et en comprendre les ressorts.

La solution est là, mais les gens ne l’utilisent pas

Du point de vue de l’action publique, une illustration saillante de ce phénomène est l’existence de prestations qui peuvent littéralement sauver des vies, mais que les bénéficiaires potentiels n’utilisent pas. Nous en avons eu une illustration aussi puissante que dramatique ces dernières années avec les mouvements anti-vaccin. Du point de vue médical, les réticences face au vaccin contre la Covid-19 ne font pas sens. Le vaccin protège efficacement des formes graves de la maladie, et lorsqu’il a été proposé en population générale, c’étaient déjà des millions de personnes qui avaient été vaccinées sans effet secondaire majeur.

Plus généralement, on constate que de très nombreux dispositifs peinent à atteindre les personnes qui en ont le plus besoin. Récemment, une étude de la DRESS a ainsi montré qu’un tiers des ménages éligibles au RSA n’en font pas la demande chaque mois, et qu’un quart des ménages éligibles ne demandent jamais cette prestation. Or, il s’agit par construction d’une prestation destinée aux plus fragiles, pour lesquels elle peut faire une différence majeure en termes d’accès à un minimum de sécurité matérielle. Le cas n’est pas isolé. Un comparatif de l’OCDE montre qu’en dehors du Royaume-Uni, qui a depuis plus longtemps mis des moyens sur cette question, la plupart des grandes politiques sociales peinent à dépasser les 60% de taux de recours.

Des biais aux heuristiques

Face à ces phénomènes, le degré zéro de la démarche comportementale est d’identifier dans quelles conditions un humain normalement constitué s’écarte de manière régulière de ce que ferait un homo economicus. On identifie alors ce que la littérature appelle un biais comportemental, qui vient s’ajouter à un catalogue déjà fourni de centaines de tels biais. On trouve aisément des présentation des biais les mieux identifiés, je me borne donc ici à donner deux exemples moins fréquemment cités, et qui concernent particulièrement les décideurs.

Le premier est la palinodie, la tendance de l’esprit humain à identifier des régularités là où il n’y en a pas. Si vous présentez un nuage de points aléatoire à une personne, elle va la plupart du temps y voir une structure, et selon ce que vous lui avez dit que les axes représentent, inventer une explication plausible à cette structure. En politique publique, cela conduit naturellement à des solutions inadaptées, car reposant sur des relations inexistantes entre le problème visé et les instrument sélectionnés.

Le second est le biais de surconfiance. Par exemple, on a demandé à des amateurs d’un club de tennis combien de points ils penseraient marquer dans un match contre Serena Williams. Pratiquement personne n’a donné la réponse correcte (aucun point, ce qui a été testé empiriquement dan l’expérience). Moins anecdotique, la plupart des conducteurs estiment ainsi être meilleurs que la moyenne – et c’est particulièrement fréquent chez les habitués des stages de récupération de points. Ils estiment ainsi légitime d’ignorer les instructions qui leur sont données dans ces stages. Conduisant mieux, ils peuvent prendre plus de risques que conducteur moyen pour lequel sont conçues les limites de vitesse et autres règles du Code de la route.

S’ils permettent d’anticiper certaines difficultés, ces catalogues de biais ne nous aident guère dans la compréhension. Quelque part, ils ne font que repousser d’un cran un postulat d’irrationalité. C’est pour cela que j’ai parlé de degré zéro. Les sciences cognitives s’attachent en effet à montrer en quoi ces écarts à la référence purement rationnelle sont eux-mêmes des réponses optimales aux contraintes et incitations auxquelles nous faisons face. Contrairement à l’homo economics, nous ne disposons pas d’un modèle complet de notre environnement, ni de capacités de calcul illimités. Nous devons prendre des décisions dans un temps parfois très court, avec une représentation imparfaite qui nous entoure. Le cerveau humain a par conséquent développé des règles approchées, des heuristiques, qui nous permettent de décider en temps court, sans avoir besoin de peser le pour et le contre.

Certaines de ces heuristiques sont ancrées profondément dans l’histoire de notre espèce. Pendant des centaines de milliers d’années, les homo sapiens ont été des chasseurs-cueilleurs. La nourriture arrivait de manière irrégulière, mais parfois abondante. Dans ce contexte, les individus porteurs de l’impulsion à absorber beaucoup de nourriture quand celle-ci se présente, par exemple un arbre chargé de fruits mûrs, ont eu de meilleures chances de survie et de reproduction que ceux qui étaient plus rapidement rassasiés. La sélection évolutionnaire constitue ainsi une explication possible de nos difficultés à naviguer un environnement où la nourriture est abondante et régulière. De même, la palinodie peut procéder du fait que face à un signal pouvant indiquer un danger – des herbes qui bougent – mieux vaut y voir un signal potentiel et être sur ses gardes que se faire prendre par surprise la fois où c’est effectivement un prédateur qui est là.

De manière plus générale, ces contraintes ont conduit à une spécialisation du cerveau humain qui le rend significativement différent de l’optimisateur universel qu’est l’homo economics. Ainsi, le cerveau humain est notoirement mauvais pour se représenter des phénomènes qui ne se produisent pas sur une échelle de temps court, typiquement les processus exponentiels. Vous connaissez tous j’imagine le problème de l’échiquier : on pose un grain de blé sur la première case d’un échiquier, deux sur la deuxième, quatre sur la quatrième, etc. en doublant la quantité à chaque fois. Combien, en ordre de grandeur, a-t-il de grains de blé quand on arrive à la fin de l’échiquier ? Sans ordinateur, difficile de se représenter ce que représente 2^64 (≈18.10^19). Inversement, si on vous présente un mur d’images, vous ne mettrez que quelques dixièmes de secondes à pointer les visages, de manière plus rapide et plus fiable que la plupart des IA. Je reviendrai plus tard sur ce que cette capacité implique.

Que faire de ces heuristiques ?

Partant de cette spécialisation intrinsèque de l’esprit humain, qu’en faisons-nous pour l’action publique ? Si je reprends la question des phénomènes exponentiels, ce n’est pas à des ingénieurs que je vais apprendre leur omniprésence. Il faut prendre acte qu’ils constitue quelque chose de peu intuitif pour l’esprit humain, et donc qu’il faut accompagner les personnes qui doivent en anticiper les conséquences, par exemple souscrire un crédit ou faire des décisions d’investissement.

L’arbre du nudge

Dans le sillage de l’ouvrage du même nom, le terme nudge en est venu à désigner les dispositifs qui reposent principalement sur les réactions automatiques de l’esprit humain. Cela va des bandes de peintures de plus en plus rapprochées sur les routes, qui donnent une impression d’accélération et donc incitent à lever le pied, à l’engagement automatique dans des programmes d’épargne-retraite, utilisant le fait que beaucoup de personnes vont, dans l’incertitude, choisir l’option présentée comme l’option par défaut, la référence.

En pratique, le nudge est un peu devenu le côté obscur des approches comportementales : plus rapide, plus facile, mais pas plus puissant. Dans la plupart des cas en effet, ce recours à des réactions immédiates conduit à des impacts de faible ampleur, pour des coûts de mises en place également faibles. Intuitivement, si le comportement favorisé par le nudge est coûteux, les individus s’en rendent compte et vont utiliser les possibilités d’échapper au nudge. En d’autres termes, les nudges sont plutôt adaptés aux cas où le changement de comportement est peu coûteux, où bien quand il apporte des bénéfices substantiels et rapidement visibles.

Le verger comportemental

Au-delà de cet arbre bien visible du nudge, on rentre dans le vaste verger des approches comportementales. S’il s’agit aussi de changer des comportements, l’enjeu est de réduire le recours aux mécanismes inconscients et au contraire de favoriser la prise de décision consciente et informée. En d’autres termes, au rebours de l’accusation de manipulation associée au nudge, le but est d’augmenter la liberté des personnes. De ce fait, de nombreuses interventions visent à construire un contexte mental et cognitif qui favorise la réflexion préalable à la prise de décision, ainsi que l’adhésion dans le temps aux décisions prises, afin que les personnes choisissent en conscience l’option qui leur semble préférable.

À ce titre, la simplification administrative n’est pas et ne doit pas être d’abord une question de coûts de traitement pour l’administration elle-même, ni même de charge pour l’administré moyen. De nombreuses expériences ont montré que simplifier les dispositifs d’accès aux prestations, à commencer par ne demander que les informations strictement nécessaires et dont l’administration ne dispose pas déjà, augmente significativement le taux de recours aux prestations.

Il faut en effet se représenter que le coût cognitif d’accomplir une démarche, de remplir un formulaire n’est pas le même selon la situation où on se trouve. L’opacité du langage administratif vient souvent s’ajouter à une maîtrise déjà imparfaite de la langue. Par exemple, quand je lis sur le site de l’Éducation nationale « Les classes vaqueront les 19 et 20 mai 2022 », je me demande comment l’usage de ce type de vocabulaire est encore possible.

Élément central de l’accomplissement des démarches, l’obtention de justificatifs est elle aussi plus difficile pour les personnes fragiles. Pour justifier votre domicile, il vous suffit d’imprimer une des nombreuses factures à votre disposition. Pour une personne hébergée, cela veut dire courir après plusieurs personnes, pour leur faire signer des papiers que vous ne comprenez pas. Enfin, et c’est probablement le point le plus important, effectuer une démarche entre en concurrence avec des soucis immédiats, que vous et moi n’avons pas : où ma famille va-t-elle pouvoir s’abriter ce soir ? Aurons-nous à manger, du chauffage ? Est-ce que la douleur que je sens dans le bras est le signe que ma maladie repart, ou un effet secondaire du traitement ? Pour une myriade de raisons, les personnes les plus visées par les dispositifs d’aide disposent d’une bande passante cognitive plus limitée, et c’est à nous, acteurs publics, de nous adapter à cet état de fait, pas l’inverse !

Parmi les éléments centraux de la cognition humaine que l’approche administrative actuelle ne prend pas assez en considération, je voudrais mentionner la dimension sociale. Je vous ai dit tout-à-l’heure que notre cerveau était particulièrement performant pour reconnaître des visages. Ce n’est pas que la tâche sont utile en soi, c’est qu’elle est au service d’un ensemble de comportements visant à évaluer la confiance qu’on eut avoir dans les autres, avec une information limitée sur eux, et détecter les personnes qui vont tenter de nous tromper.

Plusieurs expériences montrent ainsi que nous résolvons des problèmes plus rapidement quand on nous les présente comme des situation de détection de fraude. Fondamentalement, il faut partir du principe, là aussi démontré expérimentalement que l’humain est un coopérateur conditionnel : ni égoïste, ni bonne poire, nous nous plions à une règle contraignante quand nous pensons que les autres vont faire de même. Nous sommes ainsi très sensibles, tant inconsciemment que consciemment, à ce que nous voyons faire les autres. En d’autres termes, une règle que nous voyons transgressée régulièrement – par exemple le fait qu’il faille laisser un mètre de marge pour dépasser un cycliste en ville – va nous paraître d’autant moins légitime. Pour l’action publique, cela signifie qu’il ne suffit pas que la règle soit fondée : la mise en place, la vérification du respect et la sanction – elle aussi visible – du non-respect sont aussi cruciaux que la conception initiale. Il me semble que, de manière certes plus anecdotique (quoique), cela donne un tout autre éclairage au débat récent sur l’utilisation des jets privés.

L’autre frontière, la régulation

Un autre dimension sur laquelle je pourrais passer beaucoup de temps est la question de la régulation. Les administrations publiques ne sont certes pas les seules à mobiliser les sciences comportementales. Les entreprises privées le font à leur propre bénéfice. Nous avons beaucoup de retard en la matière, mais la régulation de ces pratiques commence à se mettre en place. Ce sera probablement un des volets les plus importants et novateurs de l’action de l’État dans les années à venir.

Et maintenant, que faire ?

Je pourrais multiplier les exemples, mais je ne veux pas trop entamer sur le temps de Mathilde. Je finirai donc cette intervention par un rapide survol de ce qui se fait concrètement aujourd’hui. Je me borne aujourd’hui au cas de la France, mais de nombreux autres pays sont déjà bien plus engagés que nous dans cette démarche, et il serait fort dommage de nous priver de leur expérience en oubliant de regarder dans chaque cas ce qui se fait autour de nous.

Une compétence qui se diffuse

La compétence comportementale est en train de se diffuser dans les administrations. La Direction Interministérielle à la Transformation Publique accueille une équipe qui sert de centre de compétences et d’animatrice transversale aux Ministères, qui de leur côté sont en train de se doter de compétences internes. C’est également le cas pour de nombreuses administrations publiques, comme Pôle Emploi avec qui je travaille actuellement, qui se dote d’une petite équipe dédiée.

Comme je l’ai dit en introduction, la distance entre les établissements d’enseignement et recherche d’une part et les administrations d’autre part rend les choses compliquées, avec la tentation de recourir à des prestations de conseil qui ne font pas monter en compétence. Pourtant, et c’est le message essentiel de notre ouvrage, nous pensons important que les sciences comportementales et les sciences sociales remontent la filière de la conception de l’action publique. Mobilisées en bout de chaîne, elles ne permettrons jamais qu’un gain marginal d’efficacité. Mobilisées en amont, au travers de consultations avec des spécialistes de plusieurs disciplines, elles peuvent contribuer à définir une action publique qui s’adresse non plus à un idéal froid de citoyen ou d’agent économique, mais à des humains pleins et entiers.

Suggestions de lectures

Je reprends ici les ouvrages les plus cités ou mobilisés dans mon propos.

  • Coralie Chevallier et Mathieu Perona, Homo Sapiens dans la cité, Odile Jacob, 2022
  • Dan Sperber et Hugo Mercier, L’énigme de la raison, Odile Jacob, 2021
  • Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein, Nudge: The Final Edition, Penguin Books, 2021
  • Robert H. Frank, Under the Influence: Putting Peer Pressure to Work, Princeton University Press, 2020
  • Denis Colombi, Où va l’argent des pauvres ?, Payot, 2020
  • Behavioral Scientist, https://behavioralscientist.org/, un blog qui donne un aperçu des résultats et enjeux de la recherche actuelle en sciences comportementales

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