Peut-on imaginer une politique qui prenne en compte la psychologie humaine ? – Conférence pour Utopia


J’ai donné le 10 mai 2022 une conférence pour le mouvement Utopia, sur la base du livre que j’ai écrit avec Coralie. La vidéo sera prochainement en ligne, et voici le texte de ma conférence. Il s’agit simplement du texte : je n’ai pas pris le temps d’y insérer les liens et références : ces dernières figurent dans l’ouvrage lui-même.

L’ouvrage qui me vaut d’être aujourd’hui devant vous, ou sur vos écrans, part du livre que j’ai eu la chance de co-écrire avec Coralie Chevallier, Homo Sapiens dans la cité. Nous avons voulu y montrer comment les sciences comportementales invitent à repenser la manière de concevoir et de conduire l’action publique. Nous avons été essentiellement descriptifs : nous avons montré comment une meilleure compréhension de la psychologie humaine expliquait un certain nombre d’échecs de politiques publiques, et comment il serait possible d’y remédier.

Les organisateurs de ce cycle de conférence m’ont demandé d’aller ce soir un peu plus loin, et de me risquer à aller au-delà de la remédiation pour dessiner ce que pourraient être des politiques publiques qui partiraient de ce qu’on sait aujourd’hui du fonctionnement de l’esprit humain. Je vais donc sortir quelque peu de la position que nous avons prise dans l’ouvrage, et lancer un certain nombre d’hypothèses qui n’engagent bien sûr que moi. Vous êtes prévenu.e.s.

Qui sommes-nous ?

Sans doute faut-il parler un peu des circonstances qui ont conduit une cognitiviste et un économiste à écrire ensemble cet ouvrage. Il y a plus de trois ans maintenant, Coralie est venue frapper à la porte du Cepremap pour nous demander comment faisaient les économistes pour avoir des relations aussi étroites entre administrations et recherche. Elle voyait dans son domaine un grand appétit des administrations publiques pour les sciences cognitives. Attirées par des perspectives de gains d’efficacité, les organes de l’État y cherchaient une manière de faire évoluer leur action. Faute de connaître les centres de recherche français – pourtant très en pointe dans ce domaine – ils avaient recours à des structures privées aux compétences parfois discutables. Il importait donc de créer un dialogue entre administrations et recherche, comme celui qui pouvait exister en économie.

Je ne vais pas retracer ici nos projets communs. Pour ce soir, l’important est le constat qu’autant il existait de nombreux livres expliquant ce que sont les sciences comportementales, qu’ils illustrent souvent la pertinence au travers d’actions qui relèvent de la sphère publique, autant il n’existait pas à notre connaissance d’ouvrage en français qui fasse de l’action publique son point de départ, et qui montre comment les sciences comportementales impliquent une profonde évolution dans ce domaine. Dont acte.

Socles et points aveugles de l’action publique

Deux adelphes : le citoyen éclairé et l’homo economicus

Partons si vous le voulez bien de l’action publique telle qu’elle existe et qu’elle se conçoit depuis l’avènement de l’État moderne. Très grossièrement parlant, on peut y voir la rencontre de deux représentations, deux modèles de l’humain. L’un vient plutôt du droit : il s’agit du citoyen éclairé. Informés par l’héritage des Lumières, il nous paraît normal que l’État s’adresse dans sa manière de faire aux plus hautes qualités humaines, à commencer par la raison, qui doit guider les choix et la conduite des citoyens. Ce modèle s’est trouvé s’articuler pratiquement sans rupture avec l’homo economicus venu de l’économie, cet être parfaitement informé et rationnel, qui agit toujours en fonction de son intérêt bien compris. De la même manière que le citoyen éclairé connaît l’intégralité des lois, l’homo economicus maîtrise sinon l’ensemble, du moins une large part des relations qui régissent le fonctionnement de l’économie. Le fait que je parle au masculin ici n’est pas innocent : de la même manière que ce modèle ignore tout une partie de la cognition humaine, il a la tendance à ériger le masculin en universel.

Ces deux représentations de l’humain ont implicitement guidé l’action publique. Et encore. une des histoires à succès de notre domaine est l’effet Cobra. Alors occupant de l’Inde, les autorités Britanniques étaient fort ennuyées par la présence de cobras à Delhi. Elles décidèrent donc d’offrir une prime à toute personne qui leur apporterait un cobra mort. La prime eut du succès, mais au bout de quelques semaines, la population de cobras dans les rues ne semblait pas diminuer significativement. Il fallut quelques temps pour qu’ils se rendent compte que les Indiens avaient monté des élevages de cobras, nettement moins dangereux que la capture. Ils annulèrent donc la prime, ce qui conduisit les Indiens à relâcher leurs cobras d’élevage désormais sans valeur, et à une multiplication des serpents dans les rues. Là, généralement, on rigole. Ils sont vraiment bêtes, ces Anglais. Sauf que si l’anecdote est connue, il n’en existe pas de source fiable. En revanche, il est bien établi que les autorités françaises sont tombées dans le même piège à Hanoï en 1902, en offrant une prime pour les queues de rat. Le fait que dans les deux cas il s’agisse d’administrations coloniales et de programmes s’adressant à des populations racisées explique en partie pourquoi les administrateurs ne sont même pas allés au bout du raisonnement et n’ont pas anticipé la possibilité de l’élevage.

Pour autant, si l’anecdote a du succès, c’est certainement que nous pouvons tous repérer une action publique où apparaît ce défaut d’anticipation, de simple prise en compte de la réaction rationnelle à une contrainte. Par exemple, les radars automatiques créent des zones à accidents à cause des freinages brutaux juste en amont et des accélérations tout aussi brutales en aval. On peut également penser au fait que le trafic de pass sanitaires soit apparu comme une surprise.

Une collection de points aveugles

Au-delà d’échecs d’actions publiques ponctuelles, la représentation des citoyens comme parfaitement informés et rationnels conduit à des problèmes systémiques dans la mise en œuvre des politiques publiques. Une manière de le mettre en lumière est l’ampleur du non-recours. Il s’agit, pour une prestations donnée – par exemple le RSA – de la part des personnes qui pourraient en être bénéficiaires, mais ne font pas ou ne vont pas au bout des démarches nécessaires pour l’obtenir. Dans le cas du RSA, qui est une prestation de base destinée à des ménages particulièrement fragiles, un tiers des ménages éligibles n’y recourent pas chaque trimestre, et un sur cinq de façon permanente. Il ne s’agit pas d’un cas isolé : un comparatif de l’OCDE montre que de nombreux dispositifs peinent à atteindre plus de la moitié ou des deux tiers des bénéficiaires visés. Et souvent, le non-recours est le plus fréquent chez les personnes qui en ont le plus besoin – typiquement les visites gratuites chez le dentiste. Si le seul modèle qu’on s’autorise à utiliser est celui de l’homo economicus, le non-recours est difficilement explicable, tant les personnes concernées auraient manifestement intérêt à accomplir les démarches.

Dès lors, toutefois, qu’on passe à un modèle plus riche du comportement humain, une collection de motifs comportementaux viennent éclairer ce problème. Je n’en citerai ici que quelques-uns, ceux qui nous ont semblé les plus saillants.

Un élément commun à de nombreux dispositifs est la négligence pour le coût cognitif d’accomplir les démarches requises. Nous savons tous, je crois, que remplir convenablement un formulaire administratif demande du temps et de la concentration : c’est ce que j’appelle le coût cognitif. Ce coût est le plus souvent bien plus important pour les personnes en situation précaire. En premier lieu, elles ont le plus souvent un moindre niveau de formation, ce qui rend la compréhension du formulaire plus difficile. En deuxième lieu, elles ont fréquemment plus d’information à fournir, et plus de difficultés à les obtenir. Là où il vous suffit de télécharger une facture d’électricité comme justificatif de domicile, une personne hébergée devra demander une attestation spécifique à un gestionnaire. En troisième lieu, la précarité implique un ensemble de préoccupations – est-ce que je vais pouvoir manger ce soir ? – qui occupent déjà une grande part de la capacité cognitive, réduisant celle disponible pour les démarches à la portion congrue. On a donc là un triple motif qui peut faire d’une démarche administrative apparemment simple, pour quelqu’un d’instruit et à la situation stable, un obstacle insurmontable pour les personnes à qui la démarche est prioritairement destinée. Ce problème est rarement pris en compte dans une analyse coût-bénéfice explicite de la construction de la démarche, où on a l’impression que la peur de la fraude prend souvent le pas sur la nécessité d’atteindre effectivement les personnes qui en ont besoin – je reviendrai plus tard sur les ressorts cognitifs de cette peur de la fraude.

Un autre élément transversal est notre tendance naturelle à la procrastination, le fait de remettre à plus tard des actions qui nous coûtent maintenant et ne nous bénéficient qu’à long terme – aller faire cette visite de contrôle chez le dentiste, mettons. Cette tendance influe lourdement sur nos choix de priorités, et nous fait souvent nous écarter de ce qui serait objectivement meilleur pour nous : arrêter de fumer, faire plus d’exercice, reprendre contact avec cette amie qu’on est en train de perdre de vue… Rien qu’en matière de santé publique, si on regarde au-delà des deux dernières années marquées par le Covid-19, les statistiques de morbidité sont dominées par des maladies en partie évitables, comme le diabète ou les accidents cardiaques, liées à un mode de vie dont nous sommes conscients de la nocivité.

On peut citer également, puisque nous sommes entre deux élections, l’heuristique de disponibilité, qui consiste à donner plus d’importance à ce que nous voyons ou observons souvent. Typiquement, nous avons une représentation extrêmement déformée des risques auxquels nous sommes exposés. Comment classeriez-vous le risque de mourir dans attentat ou d’un accident de voiture ? Un sondage montre que les Français pensent qu’il est deux fois plus probable de mourir dans un accident de voiture. Ils savent au moins quel est le plus probable, mais sont très loin de l’ordre de grandeur : entre 2010 et 2020, il y a eu 120 fois plus de décès par accident de voiture que dans un attentat. Cet exemple est révélateur dans la mesure où cet écart de perception à des conséquences très concrètes : pour rassurer la population, on maintient des dispositifs, comme les patrouilles de militaires pour Vigipirate, qui de l’avis des experts ne servent à peu près à rien en termes de protection, coûtent cher et dégradent significativement les capacités opérationnelles des armées françaises. En regard, la prévention routière reste sous-dotée, et on n’avance que très lentement sur les conséquences de l’alourdissement des véhicules sur la sécurité des autres utilisateurs de l’espace public.

Nous donnons une sélection plus étendue d’exemples dans l’ouvrage, mais je crois que vous avez saisi l’idée : les humains ne fonctionnent pas toujours comme le ferait un individu parfaitement rationnel et aux ressources mentales illimitées, et cela a des conséquences lourdes sur l’action publique.

Comprendre le fonctionnement de l’esprit humain

Les deux prix Nobel décernés au champ de l’économie comportementale ont certes mis en lumière ces écarts et leur conséquences, ainsi que des manières de les mobiliser pour guider vers de meilleurs choix, qu’il s’agisse de prendre l’escalier plutôt que l’escalator ou de choisir un plan d’épargne retraite. Pour autant, cette révolution du nudge a été en quelque sorte l’arbre qui a caché la forêt. Surtout, elle a popularisé l’idée que ce qui nous différencie de l’homo economicus est une galaxie de biais, d’écarts réguliers à la rationalité parfaite. Il s’agit certes là d’une vision épistémologiquement intéressante pour identifier ces écarts, elle a l’immense tort de donner à penser que ces biais sont irrationnels, et donc que l’idéal serait de s’en affranchir. À partir de là, on faut fausse route : s’ils existent, ces écarts ont une raison, et il est contre-productif de vouloir les réduire sans comprendre pourquoi ils sont si profondément implantés dans la psyché humaine.

Des biais ? Non, des heuristiques !

C’est pour cette raison que nous évitons autant que possible le terme de biais pour parler de ces écarts. Il ne s’agit en effet pas de déviations arbitraires par rapport à une norme rationnelle, mais d’heuristiques, d’adaptations de notre cerveau aux contraintes de son environnement. Nous sommes capables de réagir en un quart de seconde à un bruit inattendu, à une trottinette électrique aperçue du coin de l’œil, avec un temps de réaction et une capacité de traitement bien au-dessus de ce à quoi parviennent aujourd’hui les ordinateurs. En d’autres termes, notre cerveau a été conditionné par des millions d’années d’évolution à être une machine à décider en temps court et en situation d’incertitude – pratiquement tout l’inverse d’un ordinateur, ou d’une vision un peu simple de l’homo economicus. Donnons-en deux illustrations.

La première est le problème de l’échiquier de Sissa. En Inde, un roi s’ennuie. Pour le distraire, Sissa invente un jeu, les échecs, qui ravit le roi. En récompense, Sissa demande que le roi prenne le plateau du jeu et, sur la première case, pose un grain de riz, ensuite deux sur la deuxième, puis quatre sur la troisième, et ainsi de suite, en doublant à chaque fois le nombre de grains de riz. Le roi rit d’abord de la modestie de la récompense. Ce n’est qu’arrivé à la moitié de l’échiquier qu’il se rend compte qu’il n’y a pas assez de riz dans le royaume, et en fait au monde, pour arriver au bout (il faudrait plus de 1500 années de récoltes, au niveau de production actuel). Ce problème est caractérisé par une progression exponentielle du nombre de grains de riz, quelque chose que l’esprit humain a beaucoup de mal à se représenter. Inversement, le problème est trivial pour un ordinateur.

Dans l’autre sens, on parle beaucoup des règles éthiques que devraient appliquer les véhicules automatiques : faut-il qu’ils soient programmés pour sacrifier leur passagers ou des piétons quand il n’est pas possible de faire autrement ? Faut-il faire une différence entre un enfant et une personne âgée ? En pratique toutefois, le problème de la conduite automatisée aujourd’hui n’est pas de mettre en place ce genre de règle, mais que le véhicule fasse de manière fiable la différence entre un enfant et un panneau de signalisation ! En d’autres termes, des tâches de reconnaissance de forme qui sont triviales pour nous sont extrêmement difficiles pour des ordinateurs.

Vouloir rabattre l’humain sur le modèle de l’agent rationnel, c’est donc passer à côté de ces capacités essentielles de l’esprit humain, le pousser vers ce à quoi il est moins adapté en laissant de côté ce à quoi son évolution l’a suprêmement entraîné. Ce n’est pas la première fois que nous ferions cette erreur, d’ailleurs. Ainsi que l’illustrent des films comme Metropolis ou Les Temps modernes, l’industrialisation a pendant un temps reposé sur l’adaptation des mouvements humains aux limites physiques des machines de l’époque. Puis est arrivée l’ergonomie, et la démonstration qu’il était bien plus efficace d’adapter la machine au corps humain que le contraire. Nous parlons ici d’une forme d’ergonomie de l’action publique, appliquée à l’esprit humain.

La cognition sociale

Une limite de cette analogie est que l’esprit humain ne se conçoit pas isolément des autres. Notre manière de comprendre le monde s’appuie de manière essentielle sur une dimension sociale, sur nos interactions avec les autres. Là encore, il s’agit d’un champ immense, dont je ne peux donner ici qu’un aperçu. Le point essentiel, à mon sens, tourne autour de la coopération : comment expliquer que les humains s’engagent quotidiennement dans des actions qui ne leur bénéficient pas directement, et dont les gains sont pour partie soumis au bon vouloir d’autres personnes, qui ne sont pas avec elles dans un rapport de stricte réciprocité ?

Nous rappelons dans le livre que le comportement le plus fréquent chez les humains est celui de la coopération conditionnelle : nous ne sommes ni des bonnes poires, ni de parfaits égoïstes. Nous acceptons de coopérer avec les autres dans la mesure où nous pensons que les autres vont coopérer en retour. Nous sommes ainsi d’autant plus enclins à respecter le code de la route que nous voyons autour de nos les autres le respecter – alors que rationnellement, nous devrions faire le contraire : si tout le monde respecte scrupuleusement les limites de vitesses et les distances de sécurité, il est moins dangereux pour moi d’aller vite et de slalomer entre les voitures.

Cela a des conséquences immédiates sur l’action publique : en mettant en évidence des comportements non-coopératifs, des campagnes de sensibilisation peuvent se révéler contre-productives en normalisant le comportement qu’on essaye d’éviter. Il vaut bien mieux montrer que ce comportement est non seulement dangereux, mais minoritaire. Les campagne de lutte contre l’alcoolisme étudiant ont connu un tel tournant. L’inconvénient du « Tu t’es vu quand t’as bu ? » est qu’il donne l’impression que beaucoup d’étudiants boivent jusqu’à une ivresse avancée, en faisant une norme implicite. Les campagnes informant du fait que la plupart des étudiantes et étudiants boivent de manière modérée, que l’alcoolisation extrême ne concerne qu’une minorité qui a besoin d’une prise en charge ont été plus efficaces pour éviter les comas alcooliques.

De la même manière que notre capacité à identifier très efficacement les sons et mouvements dangereux constitue un facteur de survie, la cognition humaine a été façonnée de manière à être très efficace dans les tâches qui sous-tendent le maintien de ces situation de coopération conditionnelle. Nous accordons ainsi une grande importance à la réputation, tant la notre que celle des autres. Ainsi, nous avons tendance à nous comporter de manière plus honnête quand nous nous sentons observés, fût-ce par des yeux peints sur un mur. Réciproquement, on peut construire en laboratoire des situations où des gens doivent décider si quelqu’un est honnête ou non, et sont exposés à des informations discordantes entre ce qu’on leur a dit de cette personne et ce qu’ils observent eux-mêmes. Ces expériences montrent que nous accordons beaucoup de poids à ce qui nous a été dit de la personne, et qu’il faut que nous soyons bien sûrs de la prendre en faute pour revoir notre opinion si on nous a dit auparavant beaucoup de bien d’elle.

Dans le même temps, et pour revenir à ce que j’ai pu dire au début, nous prêtons instinctivement une grande attention à la fraude et à la tricherie, dans la mesure où l’exclusion des tricheurs est une condition essentielle pour que la coopération soit soutenable. Ce pincement de colère que vous ressentez quand quelqu’un s’insère devant vous dans une queue n’est pas un simple signe d’impatience : on retrouve des réactions négatives à ce type de choses chez de très jeunes enfants, et quand la tricherie n’a pas d’impact sur l’observateur. Cela explique sans doute en partie la focalisation parfois difficile à comprendre des administrations sur le risque de fraude : ce motif joue lui aussi sur des ressorts comportementaux profonds, et qui sont activés par le fait que l’absence de contact humain direct coupe les mécanismes d’établissement de la confiance qui ont pour une bonne partie de notre histoire contrebalancé ce risque. Au travers de cet exemple, nous voyons à quel point il faut intégrer dans la conception de l’action publique non seulement la psychologie des publics visés, mais aussi celle des concepteurs de l’action publique, et des agents qui auront la responsabilité de sa conduite.

L’équité, première vertu de l’action publique

Ce fonctionnement explique aussi pourquoi nous acceptons ou rejetons l’action publique moins sur des critères d’efficacité que sur ce que nous percevons comme l’équité. La taxe carbone en fournit un bon exemple. Il n’y a pas vraiment d’argument contre son efficacité pour réduire les émissions de CO2. L’opposition à cette taxe s’est cristallisée sur le fait qu’elle porterait principalement sur les ménages les plus contraints financièrement (pas forcément les plus modestes, d’ailleurs), et qu’elle exemptait des secteurs associés au mode de vie des plus aisés, comme l’aviation. Plus généralement, il est facile de montrer tant en laboratoire que par les sondages que la plupart des gens n’évaluent pas les politiques publiques de manière utilitariste, en comparant les coûts et les bénéfices, mais sur un principe d’équité fondé sur la coopération conditionnelle : est-ce que cette politique récompense ceux qui coopèrent et punit ceux qui ne le font pas ?

Cet écart trouve une illustration assez spectaculaire dans une expérience qui compare l’attachement à l’État-providence aux États-Unis et au Danemark. Sans surprise, les Danois sont en moyenne plus favorables à un État-providence généreux que les Américains. Sauf qu’en pratique, il ne s’agit pas d’une opinion forte sur l’État-providence en soi ! Pour le montrer, les chercheurs ont présenté des cas pratiques : faut-il aider une personne dont les difficultés proviennent d’une cause externe – mettons un ouvrier chez Kodak, dont l’emploi a disparu à cause de mauvais choix technologiques de son employeur ? Faut-il aider une personne dont les problèmes sont liés essentiellement à sa paresse ? Danois et Américains répondent de manière pratiquement identique à ces questions. Ce qui est en jeu n’est donc pas l’aide en soi, mais le fait qu’elle aille où non à quelqu’un qui la mérite. Et c’est là que les deux populations diffèrent. Dans leur majorité, les Danois pensent qu’une personne au chômage est probablement quelqu’un qui n’a pas eu de chance, et qui utilisera l’aide pour retrouver un emploi. Dans leur majorité, les Américains pensent qu’une personne au chômage est paresseuse, et que l’aide ne ferait que l’encourager dans sa paresse. Une appréciation aussi cruciale dans nos sociétés ne repose donc pas sur une vision morale différente, mais sur une différence d’appréciation des des autres.

Cette expérience jette il me semble une autre lumière sur les conséquences du traitement médiatique d’un certain nombre de sujets. Nos représentations des bénéficiaires de minima sociaux sont souvent bien éloignés de la réalité décrite tant par les statistiques que par les enquêtes sociologiques et ethnographiques. Pour un bon exemple, je recommande l’ouvrage de Denis Colombi, Où va l’argent des pauvres ?.

Construire des politiques publiques pour les humains

J’arrive maintenant à ce que les éditeurs américains appellent le « problème du dixième chapitre » : après avoir bien montré ce qui ne fonctionne pas, qu’est-ce qu’on fait ? Quelles solutions pratiques proposer ? Souvent, cette discussion est reportée au dernier chapitre du livre, sous la forme de grands principes généraux. Coralie et moi n’échappons qu’en partie à cet écueil, qui a lui aussi sa raison d’être : on ne définit pas une bonne politique sans une étroite collaboration avec les personnes concernées et celles en charge de sa mise en place. Les propositions qu’on peut faire dans un tel ouvrage sont donc nécessairement incomplètes. Je vais toutefois essayer de donner à la fois des exemples et des directions.

Simplification et bienveillance

Au-delà de la multiplicité des dispositifs reposant sur le nudge et ses dérivés, la simplification des démarches constitue un des chantiers structurants de l’évolution de l’action publique. La Direction Interministérielle à la Transformation Publique (DITP) a lancé il y a quelques temps un appel à signaler des formulaires administratifs inutilement compliqués. Quelque peu victimes de leur succès, ils ont maintenant plus d’une centaine de formulaires CERFA à examiner et à simplifier. Cela passe par un travail en profondeur de connaissance des usagers de ces formulaires, et de mise en relation technique avec ce que l’administration sait déjà de ces personnes. La déclaration de revenus en ligne constitue un exemple de référence, combinant le pré-remplissage avec les éléments déjà connus de l’administration fiscale, et une structure très modulaire qui vous demande en des termes compréhensibles (« Avez-vous mis en location de courte durée votre logement ou une partie de celui-ci ») pour vous aiguiller ensuite vers des compléments adaptés à votre situation.

Cet effort de simplification doit évidemment être d’autant plus poussé que le public visé est fragile – et la numérisation peut alors constituer un obstacle autant qu’une aide. À l’extrême, un ensemble de prestations devrait ne pas nécessiter de démarche du tout, avec une allocation aussi automatique que possible de prestations de base comme le RSA socle ou la couverture maladie universelle. Souvent, une partie de l’obstacle réside dans nos propres représentations plutôt que dans celle des récipiendaires. Le sans-abrisme en est un bon exemple. Des études nombreuses et robustes démontrent la manière de très loin la plus efficace pour sortir les gens de la rue est de leur octroyer des logements autonomes. Avec un accompagnement, bien sûr, mais sans les contraintes et contreparties les plus fréquentes de l’hébergement d’urgence, comme la question des animaux de compagnie ou la consommation d’alcool. Le fait de leur faire confiance constitue manifestement un puissant levier pour qu’ils adaptent leur comportements à leur nouvelle situation. Pourtant, ces dispositifs restent trop rares, car nous nous méprenons sur leur coût comparé à ceux de long terme à avoir des personnes durablement sans abri.

Cette réorientation impose un changement de posture qui ne va pas de soi dans une administration française souvent méfiante à l’égard des administrés, et souvent très prescriptive sans considération des situations individuelles. Je forme ainsi en ce moment des conseillers Pôle Emploi dans les Hauts-de-France, spécialisés dans l’accompagnement des jeunes. Au cours de cette formation, nous avons parlé de l’environnement social et mental de ces jeunes, de ce que la situation générale de la société et spécifique des Hauts-de-France pouvait avoir comme conséquences sur leur manière d’envisager le monde du travail. Plusieurs conseillères et conseillers nous ont dit avoir le sentiment que nous leur avions ouvert les yeux sur ces jeunes. Dans la lignée de l’accompagnement classique, leur objectif était le plus souvent de les diriger vers un emploi stable, un CDI, et ils étaient en difficulté face à des jeunes qui ne semblaient pas motivés par cette perspective. Est-ce que ces jeunes sont mous, ou paresseux ? Quand ils se sont mis à les écouter de manière plus large, à leur poser des questions non seulement sur leur projet professionnel (ou son absence, fréquente), mais aussi sur leurs passions et leur environnement, les conseillères et conseillers ont découverts que beaucoup ne veulent pas de CDI. Ils veulent, en conscience, des contrats courts, des CDD ou de l’interim, qui leur éviteront de revivre ce qu’ils ont vu chez leurs parents : des décennies à travailler dur, à supporter parfois un environnement toxique (à tous les sens du terme) pour finalement se faire licencier à 50 ans. Les contrats courts, c’est l’assurance de ne pas faire tout le temps la même chose, de pouvoir quitter rapidement un supérieur abusif ou une situation de travail dangereuse.

Protéger les humains

Protéger les humaine.s d’eux-mêmes

Nous avons une idée assez claire des circonstances dans lesquelles nos heuristiques conçues pour la décision en temps court nous font commettre des erreurs que nous regrettons ensuite. Typiquement, ce sont des décisions que nous prenons rarement, avec des conséquences importantes et pour lesquelles nous disposons d’une information imparfaite (y compris une information trop abondante ou complexe). Le achats immobiliers en sont un bon exemple. Dans ce cas, la régulation a déjà mis en place des dispositifs dont les sciences comportementales soulignent le bien-fondé, comme la période obligatoire de réflexion entre la promesse de vente et l’acquisition, ou avant d’accepter un prêt qui nous engage pour des décennies. De telles périodes obligatoires d’attente ont démontré leur efficacité aux États-Unis pour la prévention des suicides par arme à feu, et pourraient être envisagées pour d’autres décisions, à commencer par les crédits à la consommation.

Plus structurellement, l’ouvrage récent Noise est venu souligner que nos processus mentaux peuvent non seulement s’écarter de notre intérêt bien compris, mais aussi comporter une quantité considérable de bruit, au sens où face aux mêmes circonstances, nous changeons de choix ou de décision. Cela va des juges qui prononcent des peines aux choix de déjeuner, en passant par des décisions de recrutement. L’enjeu est donc de concevoir des environnement de choix qui nous aident à prendre de manière fiable la décision qui est bonne pour nous, et ce de notre propre point de vue. Nous disposons d’un ensemble d’outils pour cela. Il s’agit souvent de la combinaison entre une simplification de l’information fournie, mettant en avant ce qui est le plus important pour le choix à faire, une incitation à nous mettre délibérément dans un état d’esprit de choix rationnel, comme avec les périodes de réflexion, et la fourniture de points de référence fiables pour comparer ce que nous envisageons de faire à ce qu’ont fait d’autres personnes dans la même situation. Si je reprends le cas de l’achat immobilier, nous n’avons assez clairement qu’un élément sur les trois. Pour ne retenir qu’un élément, l’information donnée lors de l’achat inclut le coût du crédit, mais rarement une vision claire des coûts rationnellement anticipables en fonction par exemple du mode de chauffage, de la distance aux commerce et au bassin d’emploi, à l’âge et au type de copropriété, etc.

Protéger les humain.e.s des autres

J’aurais sans doute le dire plus tôt, mais l’espèce humaine n’a pas attendu la constitution des sciences comportementales pour repérer les traits saillants de l’esprit humain, et la manière de les influencer. Si vous prenez un relevé des principaux traits qu’on nomme aujourd’hui des biais, vous y retrouverez nombre d’observations déjà croisées dans des ouvrages comme L’Institution oratoire de Quintilien, l’Art de la guerre de Sun Tzu ou Les Essais de Montaigne. Plus près de nous, le marketing a eu toutes les incitations financières à mobiliser ces écarts pour nous conduire à acheter des produits ou des services dont nous n’avons pas forcément besoin. Dès les premiers grands magasins, les horloges, pourtant essentielles dans le contrôle du travail des employé.e.s, ont disparu du regard du public. Nous sommes en effet assez mauvais pour évaluer le temps qui passe, et ne pas avoir d’horloge tend à nous faire passer plus de temps dans le magasin. Jusqu’à récemment, un grand quotidien français permettait de s’abonner en quelques clics, mais demandait une lettre recommandée avec accusé de réception pour arrêter l’abonnement – une asymétrie assumée par le service des abonnements comme une barrière au désabonnement.

On désigne généralement ces pratiques d’usage des motifs comportementaux au détriment des personnes visées sous le terme de dark patterns. Je n’en connais pas d’équivalent francophone qui se soit imposé. Ces pratiques entrent entièrement dans le champ de compétence de l’État, dans son rôle de régulateur : s’il est légitime de nous protéger de la présence de composés physiologiquement toxiques dans notre environnement, il est légitime de nous protéger de pratiques dont la nocivité pour nos choix peut être démontrée de manière robuste.

Un exemple : quand vous allez sur des sites de réservation d’hôtel en ligne, vous voyez souvent des encarts qui vous disent « Julie de Saint-Quentin est aussi en train de regarder cette offre ». Si vous regardez le code source de la page, vous vous apercevez que Julie n’existe pas. La page a récupéré votre localisation approximative (région parisienne), et a pioché au hasard un prénom et une commune dans des tables pour vous faire croire qu’il faut que vous vous décidiez vite – en d’autres termes, vous orienter vers un choix d’impulsion plutôt que réfléchi.

L’actualité législative est intense pour interdire ce type de pratiques. Certains États américains sont en avance dans ce domaine. La Californie par exemple a mis en place un principe de symétrie : il doit être aussi simple d’arrêter un abonnement ou un service que d’y souscrire. D’autres options sont à l’étude, comme l’envoi obligatoire d’un rappel avant le renouvellement automatique d’un abonnement, avec un lien direct vers une procédure simple de désabonnement. En Europe, le Digital Services Act contient déjà un certain nombre de dispositions dans cette direction. Si nous sommes pour l’instant à un niveau très technique, il faut s’attendre à ce que cela engage dans les années à venir un large débat sur ce qu’il est légitime de faire ou non dans une relation commerciale numérique – avec de possibles rétroactions sur le monde physique : si le commerçant en ligne doit pouvoir prouver que Julie existe vraiment, pourquoi ne pas imposer la même obligation à Vincent lorsqu’il nous dit qu’il y a d’autres acheteurs intéressés par l’appartement ?

Construire depuis le départ pour les humains

À un niveau d’abstraction plus élevé, une réorientation de l’action publique vers l’humain implique un changement dans la manière de la mener, mais aussi de la concevoir en amont. L’accompagnement des jeunes en est un exemple : on ne conçoit une bonne stratégie d’accompagnement que sur la base d’une connaissance fine de la situation des personnes accompagnées, avec une implication directe à la fois de ces personnes et d’équipes de recherche à plusieurs disciplines. Cette bascule vers une politique publique fondée sur l’expérimentation, la preuve scientifique et la collaboration est culturellement difficile en France, où nous partons souvent d’une idée impulsée par un Chef, qui n’a pas à justifier ses choix ou les options prises (et dont les effets restent rarement évalués, ce qui lui permet de ne pas avoir à en porter la responsabilité).

Cela implique aussi, comme nous le montre l’exemple de Pôle Emploi, de nous engager dans la formations aux sciences humaines d’une catégorie beaucoup plus large d’agents publics. Il n’est pas aujourd’hui compréhensible que des personnes en charge de l’orientation ou l’accompagnement d’un public de disposent pas d’une formation qui leur permettrait de connaître les spécificités de l’environnement social et du fonctionnement psychologique et social de leur public.

Malgré des progrès en la matière, la formation des enseignant.e.s en France reste ainsi dominée par le disciplinaire. La psychologie des enfants et des adolescents, la compréhension des voies d’acquisition de connaissances et de compétences restent la portion congrue de la formation, avec, contrairement à d’autres profession, un décalage entre les filières de formation et les espaces de recherche en la matière. Et qui reçoit une préparation solide à l’environnement socio-économique de son établissement avant sa prise de poste ?

Conclusion

Le programme est donc vaste, puisqu’il s’agit d’agir tant dans la conception que dans la conduite de l’action publique, au travers en particulier de vastes programmes de recherche, d’expérimentation et de formation. Il ne faut toutefois pas perdre de vue que l’objectif reste l’humain, l’impact de l’action publique sur les vies des personnes. Il ne s’agit certes pas de transformer tous les agents publics en spécialistes des sciences cognitives, mais d’agir, à toutes les échelles, avec un modèle, plus riche, plus adapté, plus contextuellement informé du comportement humain. Les approches pour cela cela sont multiples, et les sciences cognitives ne sont qu’une partie de la boîte à outils : l’ensemble des sciences humaines ont leur rôle à jouer. Je pense naturellement à la sociologie, l’anthropologie ou l’histoire, mais aussi par exemple à la littérature, qui exprime des représentations, des affects, des états subjectifs uniques, qui met le doigt sur des questions ou des aspects qui sont tellement loin de mon expérience personnelle que je n’aurais jamais pensé à y prêter attention. Le thème de la coiffure dans Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie en fournit un bon exemple. Rendre l’action publique plus humaine, c’est aussi remettre en valeur notre sens individuel de l’humanité.


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