Homo Sapiens dans la cité


Le 12 janvier 2022 est arrivé en librairie l’ouvrage que j’ai coécrit avec Coralie Chevallier, Homo Sapiens dans la cité : Comment adapter l’action publique à la psychologie humaine, édité chez Odile Jacob. Cela fait plus d’un an que ce projet était en chantier, et je reviens ici sur son origine et son déroulement. Comment me suis-je retrouvé à écrire un livre sur les sciences cognitives avec une spécialiste du domaine ?

Aux origines de ce livre

L’histoire de ce livre commence en 2018, dans le bureau de Daniel Cohen. Coralie Chevallier et Nicolas Baumard, tous deux spécialistes de sciences cognitives, sont venus nous voir au Cepremap avec une question : comment font les économistes pour se faire entendre par et travailler avec les administrations publiques ? Leur constat est en effet que suite à la diffusion de l’ouvrage de Thaler et Sunstein Nudge, de nombreuses administrations s’intéressent aux sciences comportementales et aux moyens de les intégrer dans leurs actions. Faute de lien naturel entre les administrations et la recherche publique, pourtant de très haut niveau en France dans ce domaine (comme dans bien d’autres), les services de l’État se tournent trop souvent vers des acteurs privés, vis-à-vis desquels Coralie et Nicolas sont assez dubitatifs. De cette rencontre naît l’Agence d’Innovation Comportementale, dont j’ai déjà parlé ici, et au travers elle des échanges réguliers entre Coralie et moi.

Un matin de 2019, Coralie arrive avec une nouvelle proposition : les éditions Odile Jacob lui ont proposé d’écrire un livre grand public. De fait, le thème suscite toujours beaucoup d’intérêt, et c’est souvent en grimaçant que je vois passer sur mon fil LinkedIn des messages simplistes qui montrent que cet intérêt ne s’accompagne pas d’une vraie compréhension des enjeux. Plutôt qu’un ouvrage généraliste de plus, le projet initial est de structurer notre propos autour de l’application des sciences comportementales à l’action publique, en partant du cours Psychology and Public Policy que Coralie donnait aux étudiants de Master de l’École normale supérieure et de SciencesPo Paris.

Au fil des discussions, il apparaît que si nous avons confiance dans l’idée d’ensemble, le fait de passer d’un public de Master à un grand public va imposer une réécriture complète et à quatre mains. De décembre 2019 à novembre 2020, nous nous retrouvons donc régulièrement dans mon bureau, toutes notifications désactivées, pour travailler sur le texte. La plupart des chapitres ont été écrits en deux étapes, avec un premier jet par Coralie ou moi et une relecture et réécriture partielle par l’autre. À force de relire et de reprendre le texte, je ne suis d’ailleurs plus capable de bien savoir qui a écrit quoi exactement, et je ne sais pas si les différences de style restent perceptibles.

Qu’avons-nous voulu dire ?

Par rapport au matériel que nous avions initialement, le déplacement essentiel réside dans le fait de passer d’un public déjà averti qui avait choisi ce cours à un grand public certes intéressé, mais qui a le plus souvent simplement entendu parler de ces sujets. Ce public est susceptible d’aborder l’application des sciences comportementales aux politiques publiques avec de nombreuses réserves. Nous avons donc choisi de tresser ensemble la présentation d’outils et concepts des sciences comportementales avec les grands enjeux de politique publique auxquels ils permettent de répondre.

Au-delà du nudge

S’il ne fallait retenir qu’une idée de l’ouvrage, ce serait à mon sens que l’influence des sciences comportementales sur les politiques publiques doit dépasser l’ornière du nudge pour s’intégrer très en amont dans la conception de l’action publique. Le nudge tel que nous l’entendons ici désigne tous les dispositifs inspirés par les sciences comportementales et qui fournissent une aide au passage à l’action. Ils arrivent en fin de chaîne, quand les objectifs et les moyens essentiels de l’action publique ont été décidés. Peu coûteux, ils offrent un supplément d’efficacité en levant (ou créant) un certain nombre de freins à l’action.

De tels dispositifs participent évidemment à une bonne conduite de l’action publique. La compréhension du fonctionnement de la manière dont fonctionne l’esprit humain engage cependant une réforme de l’action publique bien plus profonde que ce supplément d’efficacité à la marge. L’enjeu, et c’est ce que nous avons voulu montrer au travers des exemples de ce livre, est structurel. Pour prendre un raccourci certainement abusif, la conduite de l’action publique a été très influencée par la rencontre de deux représentations du citoyen. D’une part celle libérale (au sens plein, c’est-à-dire d’une théorie juridique fondant le droit dans la liberté individuelle) du citoyen éclairé et informé. D’autre part, l’homo economicus, parfaitement rationnel et capable d’identifier instantanément son intérêt face à une infinité de marchés et de transactions présents et futurs. Ces représentations sont des modèles de l’humain : des simplifications qui ont utiles en cela qu’elles permettent de concevoir l’organisation et l’action publique et de les articuler autour de principes fondamentaux.

Les sciences comportementales ont mis en évidence deux points essentiels dans ce contexte :

  1. Nous nous écartons de manière prévisible de ce que ce modèle prédit. Nous baissons les bras face à un formulaire trop long ou trop compliqué, même si l’enjeu est important. Nos pratiques physiques ou alimentaires ne sont pas cohérente avec ce que nous déclarons vouloir dire ou faire, et nous en souffrons, etc.
  2. Ces écarts ne sont pas de résultat d’un manque de rationalité ou de volonté. Ils découlent du fait que le cerveau humain, en dépit de sa gigantesque puissance de traitement de l’information, n’est pas un ordinateur et ne dispose pas de ressources infinies. Les capacités de l’esprit humain ont été sélectionnées sur le temps long de l’évolution, dans un contexte matériel et social qui n’a pas de raison particulière de favoriser systématiquement le calcul rationnel. Un enfant reconnaît ainsi images et visages bien mieux que ne peuvent le faire les meilleures combinaisons de matériel informatique et d’algorithmes, mais même un adulte entraîné aura du mal à faire de tête un calcul d’intérêts composés pour un prêt bancaire. Les raccourcis mentaux que nous utilisons à chaque instant, et qui parfois nous font prendre effectivement de mauvaises décisions, ne sont pas le signe d’un déficit de rationalité. Ils découlent de la pression sélective en réponse aux contraintes de notre environnement.

Ce serait donc un contresens que de vouloir réduire à coup de nudges ces écarts : pour beaucoup, ils répondent à une raison d’être impérieuse, indispensable à notre survie et à notre fonctionnement quotidien. D’où notre argument central : il ne s’agit plus de construire l’action publique malgré ces écarts au modèle du citoyen rationnel, mais avec une compréhension plus riche de la manière dont fonctionne l’esprit humain, en intégrant dès le départ une compréhension du fonctionnement effectif de notre espèce.


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